Mes nuits...


1995- série non close



La série « Mes Nuits » trouve son essence dans le rejet et la dénégation de règles et de systèmes* auxquels l’auteur tente d’échapper grâce à un travail photographique qui se révèle être une véritable réflexion sur la contemplation et la méditation. « Mes Nuits » sont le reflet d’un besoin profond d’évasion ainsi que d’une nécessité impétueuse de renouer avec la nature grâce à de longues promenades nocturnes en solitaire. Les lieux choisis se lisent et se vivent non seulement de façon parcellaire et fragmentaire mais également dans la durée.

Du photographe Knut Maron, Emmanuel Gourdon retient cette phrase, reflet de sa propre posture contemplative et de l’écoulement du temps : « Ce que le monde est étrange, sa beauté ne se donne qu’au bout de cette étrangeté ». Son positionnement est celui d’un rêveur s’imprégnant d’une ambiance paysagère qu’il révèle sur un film photographique grâce à un long temps de pose. Sa quête est, selon ses propres termes, « de chercher comme l’alchimiste, la perspective de changement qui détermine le point de départ, l’instant concentré et toujours suivi de sa propagation ». Ceci passe par une mise en œuvre de photographies restituant l’enregistrement d’une séquence, d’une accumulation d’empreintes plaquées puis dévoilées en une seule et même image. Dans cette perspective, Emmanuel Gourdon envisage sa photographie sous l’angle de l’image cinématographique car bien qu’elles prennent des formes différentes, l’une et l’autre s’inscrivent dans la durée. Dans un cas, l’événement est restitué dans son temps réel alors que dans l’autre, il est compressé sur le négatif… Cette compression révélée dans chaque photographie, confère aux astres, aux nuages, à la lumière nocturne, céleste et terrestre, une apparence souvent graphique qui contrebalance le statisme de l’objet photographié.

A l’image de Jean-Jacques Rousseau, dans Les Rêveries d'un promeneur solitaire, Emmanuel Gourdon se livre à un véritable examen de conscience. Face à lui-même, il découvre une nouvelle dimension de son existence, et ses inquiétudes, ses moments de doutes passent par une méditation en même temps que par une transposition en images de ce qui est éprouvé. La brume et le brouillard, reflets de la grisaille mentale s’ancrent, dans cette logique, sur un papier Berger mat à ton chaud tiré avec un révélateur à ton chaud et viré au sélénium. L’auteur restitue alors, et non sans une certaine aisance, une large palette de gris sublimant le paysage ainsi que les éléments qui le constitue. Ses dégradés et ses variétés de gris ont une telle présence qu’ils donnent à chaque photographie toute sa richesse et sa profondeur. C’est un point de rupture qui transparaît, le rejet d’un brouhaha visuel, d’éléments parasites laissant place à la quiétude dévoilée par « un presque rien », une inscription légère et minimale sur laquelle se concentre le regard.

Dans « Mes Nuits », chaque photographie pourrait également être l’amorce d’une histoire, telle cette représentation de l’île d’Aval située en face de l’île Grande, à Pleumeur-Bodou et figurée par cette petite émergence de terre noire enserrée entre deux larges bandes grises. L’endroit à toujours fasciné l’auteur et son image lui vient de l’enfance. Lecteur du Roman de la table ronde de Chrétien de Troyes, l'île nommée dans le roman l’île d’Avalon, fait figure d’une sorte de pays des morts, ou à tout le moins d’un autre monde. De ce rapprochement et de cette appréhension du réel, le photographe révèle une ambiance baignée d’un halo de mystère et d’une évidente « inquiétante étrangeté ». S’imprégnant en partie d’une phrase de Michèle Debat, Emmanuel Gourdon décrit ainsi son travail photographique : « En étudiant la lumière, les formes, les reflets, je m’attache à trouver le point d’équilibre entre le monde visible et le monde pensé quitte à ce que ce point de rencontre reste un battement incessant entre le vu et le perçu ». Et c’est cet aller-retour entre le vu et le perçu qui caractérise la dialectique de deux mondes ouverts sur la visibilité et la lisibilité et dévoilés dans cette série fascinante et envoûtante qu’est « Mes Nuits ».


Isabelle Tessier,
responsable de l’artothèque de Vitré


*Etudiant au Mans, Emmanuel Gourdon fuit le « dogmatisme » de l’école des Beaux-Arts qui souhaite lui faire adopter une posture artistique qui ne lui ressemble pas. Cette fuite marquera le début de son travail et donnera lieu à sa première photographie de nuit réalisée depuis la fenêtre de sa chambre. Quelques années plus tard alors qu’il est intermittent du spectacle à Paris, il cherche à se défaire de l’image tentaculaire de la ville qui l’étouffe, pour se rapprocher de la nature. Ce rapprochement sera révélé par des photographies de quelques no man’s lands, de territoires abandonnés où la végétation a repris ses droits. L’œuvre est à ce moment en pleine maturation.





«  La terre achève son rêve en des rêves qui naissent d’elle […] Jusqu’au rêve, tout est à conquérir . Françis Ponge »